Dans ce classique du cinéma allemand, Klaus Kinski incarne Aguirre, un conquistador parti en Amazonie à la recherche du mythique Eldorado. Officier autoritaire aveuglé par une mégalomanie grandissant au fur et à mesure qu'il s'enfonce dans la jungle, Aguirre refuse de voir qu'il entraîne ses hommes et lui-même vers une mort certaine. Dans la scène finale, Klaus Kinski, dernier survivant de l'expédition, dérive au milieu de l'Amazone sur un radeau de fortune en hurlant les yeux fous « je suis la colère de Dieu », avec pour seul public les cadavres de ses hommes et les cannibales tapis dans la jungle prêts à le dévorer. Or, en refusant d'admettre que la levée de l'urgence sur le DADVSI est devenue incontournable, Dominique de Villepin se comporte bel et bien en capitaine illuminé, en Aguirre matignonesque.

En convoquant la CMP, Dominique de Villepin démontre d'une part qu'il reste un adepte de l'autoritarisme sans aucune considération pour le rôle du Parlement. Il nie la nécessité d'une navette parlementaire pour que les élus puissent légiférer en conscience, dans l'intérêt général. Comme l'ont démontré les débats à l'Assemblée les enjeux du DADVSI sont multiples, ils dépassent largement la question de la rémunération des artistes à l'ère du numérique. L'intervention du Secrétaire d'État au commerce américain suite à l'adoption par les députés français d'un article visant à mettre un terme aux pratiques anti-concurrentielles d'Apple et Microsoft le démontre ; l'adoption d'un article instaurant une possibilité de contrôle des «mesures techniques de protection des oeuvres» par le Secrétariat Général de la Défense Nationale à des fins de prévention de l'espionnage industriel le confirme. On est loin du droit d'auteur et cela mériterait sans aucun doute qu'on s'y attarde.

D'autre part, en choisissant le passage en force, le Premier Ministre met les députés du groupe UMP dans une position intenable. Désormais, ils ont le choix entre se mutiner pour réaffirmer la souveraineté de l'Assemblée, ou s'exposer aux foudres des électeurs en votant un texte qui ne peut pas être rééquilibré en CMP. Le ministre de la culture avait donné sa parole à plusieurs reprises en hémicycle au nom du gouvernement qu'il ferait lever l'urgence en cas de divergences fondamentales entre les deux chambres, une CMP ne pouvant aboutir à un consensus sur des textes fondamentalement divergents. Or les positions de l'Assemblée et du Sénat sont radicalement différentes sur plusieurs dispositions clés. Le Sénat a gravement porté atteinte aux quelques équilibres que les députés avaient su trouver. Plusieurs députés UMP, dont certains ayant porté ou soutenu nombre de dispositions votées à l'unanimité, contrairement à celles du Sénat les remplaçant adoptées à une très courte majorité, n'hésitent pas à parler de positions irréconciliables sur la question cruciale de l'interopérabilité et ont émis d'importantes réserves quant à leur soutien à ce texte si la version de l'Assemblée ne primait pas.

On pourrait ajouter pour illustrer pleinement la fatuité de l'acte du Premier Ministre (et à l'inverse la cohérence des élus qui refusent de délibérer au pas de charge) que les motifs qui ont déclenché la déclaration de l'urgence ont disparu. Le motif avancé de poursuites par la commission européenne en cas de non transposition rapide de la directive est caduque : la directive européenne de 2001 que le projet de loi transpose va être réexaminée dans les prochains mois tant elle va à l'encontre de ses objectifs d'harmonisation et est préjudiciable aux consommateurs.

Face à une directive mal rédigée, les États membres ont transposé avec un grand éclectisme. La plupart des États dont la France ont ainsi conservé ou créé des redevances sur les supports vierges, au nom d'une copie privée qu'on ne peut plus réaliser à cause justement des «mesures techniques». Il en résulte une distorsion de concurrence pour les fabricants de supports et un double paiement pour les consommateurs des États concernés. Or une directive marché intérieur ne peut pas balkaniser le marché et on ne peut pas demander au public de payer pour un acte devenu impossible. La commission européenne, consciente de ce problème, envisage de supprimer les redevances, ce qui déclenche des réactions paniquées des organisations d'artistes, mais aussi des élus qui savent que 25% de la redevance est utilisée pour financer le spectacle vivant dans leurs communes et régions.

Quel créateur voudrait troquer une rémunération sûre (la redevance) pour une chimère sécuritaire rejetée par le public et qui ne garantit finalement les revenus que de Microsoft et d'Apple ? Quel élu informé endosserait la responsabilité de la diminution simultanée des revenus des auteurs, des droits du public et des subventions pour les festivals organisés dans sa circonscription ?

En ne respectant pas la parole donnée de ne pas passer en force, Dominique de Villepin donne raison à ceux qui le dépeignent comme un technocrate autoritaire déconnecté. Obsédé par son image de conquérant inflexible, inconscient des dommages que son attitude entraîne, il en vient à oublier son rôle de gardien de l'interêt général. Il alimente la détestable image d'une loi faite pour quelques-uns. Il nuit à lui-même, à la France et à la majorité parlementaire qu'il met une nouvelle fois au pied du mur.

Les députés UMP devraient bien réfléchir. Les internautes sont aussi des électeurs et aucun processus législatif hormis celui sur le traité constitutionnel n'a généré autant d'échanges politiques sur le web que le DADVSI. La pétition “NON au projet de loi DADVSI” a récolté plus de 165 000 signatures de particuliers validées et celles de près de 1 000 organisations dont plus de 230 entreprises opérant principalement dans le secteur des nouvelles technologies. C'est un record en matière de pétition électronique. Des syndicats de musiciens et des sociétés d'artistes (ADAMI, SPEDIDAM), les associations de consommateurs (UFC,CLCV), de familles (UNAF), d'internautes (ODEBI), d'utilisateurs de logiciels libres dénoncent tous un texte déséquilibré rédigé par des industriels précis pour leurs seuls interêts. Le fait que certaines dispositions soient appellées amendements Vivendi en l'hémicycle par des députés de tous bords en est une preuve flagrante.

Pour les centaines de milliers de Français qui ont suivi le débat, parfois en temps réel, il est donc évident que l'adoption du DADVSI ne permettra nullement de rémunérer justement les créateurs ; aucun pays ayant adopté des dispositions comparables n'en a d'ailleurs tiré un tel bénéfice. Les atteintes aux droits du public, les pressions exercées pour les obtenir, et le ridicule de certaines dispositions au regard de l'état de la technique sont par contre désormais clairement identifiés, tout comme les risques stratégiques afférents. L'adoption du DADVSI démontrerait l'incompétence de la majorité, sa porosité à l'influence des lobbies, son mépris des demandes émanant des citoyens, et alimenterait indéniablement l'image de godillot inconséquent qui colle aux députés UMP

Voter un 30 juin après un débat bâclé et expédié un texte aussi polémique et complexe que le DADVSI revient à suivre Aguirre dans son délire funeste.


Tribune de Christophe Espern, co-fondateur d'EUCD.INFO, librement reproductible et distribuable en l'état tant que cette mention est préservée -juin 2006